archive

Archives Mensuelles: août 2010

Root Strata, basé à San Francisco, sort régulièrement des missives soniques admirables, empreintes de drones ou de psychédélisme aux limites du diurne et du nocturne. Plusieurs disques qui me sont arrivés de ce label, que je suis depuis 4 ou 5 ans, demeurent de fidèles compagnons d’écoute, notamment le sublime LP Tendrils In Vigne de Gregg Kowalski. Le patron du label, Jefre Cantu-Ledesma, tient aussi un excellent blog rempli de musiques toujours sublimes ainsi qu’un autre, un peu caché, sur la musique indienne. Parmi les dernières sorties du label, il y a eu une cassette signée Le Révélateur, titrée Motion Flares, que je n’ai pas réussi à trouver physiquement, mais que son auteur a eu la gentillesse de me faire écouter virtuellement. La musique y est fantomatique, comme une évocation moderne d’esprits passés, ou plutôt comme la réincarnation d’Ash Ra Tempel dans un corps unique, sanglé pour les années 2010. J’ai envoyé quelques questions au Révélateur, qui est Canadien et qui a fait partie de groupes du label Constellation dont Fly Pan Am, Et Sans, ou encore Godspeed You ! Black Emperor. Il m’a précisé qu’il ne ferait pas partie de la reformation à venir en fin d’année de ce dernier groupe, dont il est parti en 2003. Ce qui nous intéresse, en tout cas, surtout, c’est la musique qu’il produit aujourd’hui, ainsi que le beau blog qu’il tient pour l’accompagner. (Sa photo, ci-dessus, est de Sabrina Ratté).

1. Quand et comment ce projet musical est-il né ? Quelles étaient tes envies et tes intentions ?

J’ai commencé ce projet en juin 2008 un peu pour m’évader. Je traversais une période difficile en musique et j’en étais rendu à ne plus faire de musique par amour mais plutôt par sentiment de responsabilité. Je m’étais accroché à des illusions qui tombaient tranquillement sous mes yeux. Quelques années auparavant j’avais eu l’occasion de voyager en méditerranée et ces expériences ont été mémorables. J’étais très nostalgique de ces voyages et j’ai eu l’impulsion de créer en m’inspirant des impressions qui me restaient des moments passés sous le soleil méditerranéen. Pour moi la méditerranée était fortement liée à une certaine culture psychédélique, je pense au film “More” de Barbet Schroeder, avec la bande son écrite par Pink Floyd, le “Live at Pompei” des Floyd (que j’ai vu très jeune et qui m’a profondément marqué), les films de Philippe Garrel, les escapades de Pierre Clementi, Tina Aumont et Nico à Positano sur la côte d’Amalfi, et même la musique de Xenakis, quelquefois performée dans des temples anciens, comme “Persepolis” par exemple. Tout ça était arbitrairement lié mais j’en ai fait toute une fixation, et cette association m’a grandement inspiré! Je voulais faire une musique psychédélique imbibée d’impressions solaires en utilisant des claviers analogiques. J’étais obsédé par le “krautrock” depuis longtemps et je sentais que le temps était venu pour moi de concrétiser cet amour des vieux synthés, de me laisser aller à ne faire de la musique que pour le plaisir, et d’en profiter pour rêver un peu…

2. Tu as été dans d’autres groupes avant le Révélateur : peux-tu expliquer ce que tu y faisais et ce qui est différent désormais ? Que te permet la solitude ?

J’ai touché un peu à tout à travers les ans; la guitare, la voix, les bandes, les claviers, les compos d’inspiration “éléctroacoustique”, l’improvisation “free” et bruitiste, les arrangements “pop”, mais une certaine fascination pour la musique électronique de toute origine semble avoir été l’élément constant dans tout ça, même si c’est la première fois que je plonge complètement dans cet univers avec Le Révélateur. C’est comme si dans tous ces autres projets je restais toujours en périphérie d’une musique électronique sans jamais toutefois réellement m’y aventurer. C’est la première fois que je compose et enregistre entièrement tout chez moi, ce qui me permet de prendre le temps de développer les compositions sans me tracasser, libéré des contraintes des studios. J’aime bien approcher la musique ainsi, comme une sculpture sonore qu’on travaille méticuleusement. C’est quelque chose qui se fait difficilement en groupe.

Tout ce temps passé à bosser dans des groupes assez différents les uns des autres, dans des situations d’exploitation variées, m’a d’ailleurs aidé à mieux comprendre ce que j’avais envie de faire en musique, dans quel type de contexte je désirais évoluer en tant que musicien. Ce fut une excellente opportunité pour détruire des illusions de jeunesse. Je ne suis plus intéressé à compromettre mes impulsions esthétiques dans le but de trouver une place de “crédibilité” aux yeux des autres, d’avoir une “valeur” culturelle quelconque. Tout cela est plutôt distrayant. Avec Le Révélateur je n’agis plus comme mon propre démon, je me suis permis plus de liberté; je crée quand et comme je l’entends, sans trop me préoccuper des répercussions. Les implications sont moins grandes qu’au sein d’un groupe où plusieurs personnes se sont investies.

3. Comment se passe la composition d’un morceau : avec quoi travailles-tu et comment construis-tu la musique ? Utilises-tu uniquement des synthétiseurs analogiques ? Quelle est la part d’improvisation lorsque tu joues et enregistres ?

Normalement je pars d’une idée générale de ce que je veux obtenir d’un morceau; une durée approximative, une certaine atmosphère, la pièce aura-t-elle une “pulse” ou sera-t-elle plus abstraite, flottante, etc. Il faut ensuite trouver la première piste, le truc qui inspire tout le reste et me fait croire qu’il y a bel et bien une composition à découvrir là. Plus souvent qu’autrement ça risque d’être la “pulse” de base. Ensuite je peux passer des jours à jouer du clavier par-dessus cette piste sans rien trouver, mais quand tout va bien il y a des “happy accidents” qui surprennent et alimentent le processus, agissant un peu comme un élément externe qui stimule un dialogue, tel un membre de groupe qui emmènerait une nouvelle idée.

J’utilise 4 synthétiseurs analogiques; un Roland System 100 Model 101 (qui ne se trouve pas sur “Motion Flares”), un Univox Maxi-Korg, un Korg Trident et un orgue Farfisa Fast 4, mais je ne suis pas un puriste analogique car j’adore autant travailler avec un échantillonneur numérique, Kontakt 2, pour créer des textures denses que je ne pourrais jamais faire avec mes autres claviers. Sur “Motion Flares” il n’y a aucun séquenceur mais je travaille présentement sur du nouveau matériel basé sur cette approche. J’ai la manie de créer des structures hyper rigoureuses dans lesquelles on retrouve des moments d’improvisation libre. C’est la même chose sur scène où certaines sections sont composées tandis que d’autres sont jouées de façon “loose” basé sur les versions enregistrées.

4. Pourquoi avoir choisi de sortir les premiers morceaux sur une cassette ? Ce format apporte-t-il quelque chose de spécifique ou de différent ? La cassette est éditée par le label Root Strata : que représente cette maison pour toi ? Te sens-tu proche de ce qui y est défendu ou des autres groupes du label ?

Quand Root Strata m’ont invité à performer à la deuxième édition de On Land, le festival qu’ils organisent à San Francisco en septembre qui vient, je n’avais pas encore assez de matériel complété pour faire un 1er LP, mais je tenais absolument à avoir un truc disponible avant la date du concert, alors ils m’ont proposé de faire paraître ce que j’avais terminé jusqu’à maintenant en cassette. Je me trouvais aussi dans un état d’âme différent de celui des débuts du projet et je sentais que j’avais maintenant envie de créer avec une approche différente, qu’il était temps de passer à autre chose. Quand j’ai commencé ce projet je n’avais aucune intention autre que de me faire plaisir, les morceaux ont été composés un peu dans une bulle et je ne m’attendais pas nécessairement à les publier. L’idée d’une cassette à tirage limité me plaisait donc, ça ne paraissait pas trop engageant pour moi de publier ainsi ces morceaux que j’avais composé intimement et modestement. Au cours des dernières années, mes diverses expériences avec “l’industrie de la musique” et ses considérations mercantiles m’ont considérablement refroidi; la plupart des gros joueurs “indie” semblent dorénavant fonctionner à la manière des majors et je ne me sens plus à ma place dans cet univers compétitif et capitaliste. Je trouve qu’il se passe des trucs plus intéressants dans les micro-réseaux où les parutions sont limitées, les objets ont une valeur plus significative, les gens qui s’intéressent à ces parutions sont curieux, et non seulement à l’affût des tendances. Peut-être est-ce un leurre, et une simple question de temps avant que tout cela soit réapproprié par les gros joueurs, mais pour l’instant je trouve qu’il y a une certaine liberté dans cet univers, on dirait qu’il y a encore des gens qui veulent penser et faire les choses autrement. Des gens comme Root Strata semblent tenir leur label par amour et conviction, non pas pour des raisons de profit ou succès, et je crois que ça parait dans leur choix esthétiques, autant au niveau des groupes qu’ils publient que dans la présentation soignée de leurs parutions. Lorsque Jefre m’a offert de faire paraître ma musique sur son label j’ai été très touché, car je crois vraiment en ce qu’ils font et je me sens à ma place au sein des autres groupes du label.

5. Quel lien fais-tu entre l’esthétique de ta musique et ce que tu mets sur ton blog ? Quels liens y vois-tu ? Le blog est-il une somme de tes influences qui te poussent à faire de la musique ?

Lorsqu’en 2008 je me suis replongé dans l’univers de la musique électronique allemande des années ’70, je me suis enfin aventuré au-delà de 1975, année que j’avais auparavant établie comme la fin de l’âge d’or du “krautrock” (probablement sous l’influence du “Krautrocksampler” de Julian Cope). Je suis tombé par hasard sur l’album “Material” de Moebius & Plank paru sur Sky en 1981 qui m’a agréablement surpris, et ça m’a d’un coup relancé dans l’univers du “Krautrock”; je voulais découvrir toutes les autres parutions intéressantes du label Sky. Cette découverte, ainsi que celles des Wolfgang Riechmann, Harald Grosskopf et Günther Schickert, pour en nommer que quelques-uns, a profondément changé ma perspective sur toute cette musique allemande, ainsi que la musique électronique publiée à cette époque en général; il était maintenant clair qu’un disque comme “New Age of Earth” de Ashra avait autant sa place dans le panthéon du “Krautrock” que le “Zuckerzeit” de Cluster. Cela a eu un impact marquant sur la musique que j’ai composée à partir de ce moment avec Le Révélateur, et j’ai eu l’idée de commencer un blog pour communiquer ces considérations. Bien entendu je ne voulais pas me limiter exclusivement à la musique allemande, c’est plutôt la musique électronique que j’avais envie de privilégier, sans toutefois m’attaquer aux trucs plus académiques. En quelque sorte mon blog fonctionne effectivement comme un arbre généalogique du projet Le Révélateur; je suis un boulimique d’histoire musicale, j’aime retracer et faire des liens entre les époques, entre les artistes, et toute cette information culturelle influence inévitablement ma musique. J’aime beaucoup m’attaquer à des esthétiques que je ne comprends pas nécessairement au premier contact, envers lesquelles je peux avoir des idées préconçues, et si je finis par apprivoiser une esthétique et me l’approprier, j’ai envie de partager cette perspective dans l’espoir d’inspirer les gens à redécouvrir une partie un peu oubliée de la musique électronique. Le vent semble avoir tourné au cours des dernières années et le “revival” New Age démontre un intérêt marqué pour des esthétiques qui étaient jusqu’à tout récemment considérées “kitsch”. C’est très important pour moi de savoir se remettre en question, de revisiter nos idées et conceptions, de se réapproprier des cultures dépassées en les assimilant à notre façon et ainsi s’ouvrir au devenir.

6. Quels disques / groupes écoutes-tu en ce moment ? Quels sont ceux qui ont le plus aidé à définir le son du Révélateur ? Est-ce que je me trompe, si je pense qu’il y a forcément un Tangerine Dream dans tes playlists ?

Ces derniers temps je suis plutôt obsédé par la musique que Edward Artemiev a composée vers la fin des années 70/début 80 avec son groupe Boomerang. Il y a quelque chose qui me dépasse dans cette musique, que je n’arrive pas à saisir. J’aime beaucoup cet air de nostalgie futuriste et sci-fi qu’on retrouve dans les arrangements synthétiques prog de l’album “Moods”, qui semble être une compilation de musiques de film variés, dont “Siberiade” de Kontchalovski ainsi que “Stalker” de Tarkovski. La pièce “Crystal Lake” sur l’album “Mirage” de Klaus Schulze est aussi une redécouverte récente que j’ai beaucoup écouté. Je crois que Le Révélateur va être un peu moins ensoleillé à l’avenir, le ton risque de changer un peu, plus mineur et froid. J’ai aussi beaucoup aimé le “Trilogy Select” de Stellar Om Source, la réédition vinyle de “Tidings/Amethyst Waves” de Mark McGuire, ainsi que le plus récent cd de J. Hanson parut sur Digitalis, “Boolean Blues”, qui est vraiment incroyable!

Quand j’ai commencé Le Révélateur, je baignais dans un univers plus psychédélique; je découvrais les deux premiers Popol Vuh, les “Pollution”, “Clic” et “Sulle Corde die Aries” de Franco Battiato, j’écoutais beaucoup Catherine Ribeiro + Alpes, Ragnar Grippe, Ashra, Harmonia, Igor Wakhevitch, etc…Il y avait certainement du Tangerine Dream et du Froese solo, mais il y en avait tant d’autres aussi! Je crois par contre que ce qui m’a probablement le plus inspiré c’est l’idée que je me faisais du “krautrock” et d’une certaine culture “post-psychédélique” en général, un espèce de délire historique dans lequel je fabulais et me réfugiais de la réalité que je vivais à ce moment. C’est un peu difficile à expliquer mais je me remplissais d’impressions provenant autant des premiers films de Barbet Schroeder, des films de Garrel, de mes lectures sur le groupe Zanzibar, sur les Pink Floyd, et je créais à partir de tout ça. C’était un peu débile et très nostalgique, mais nostalgique de quelque chose que je n’ai jamais connu…

7. Le Révélateur est une référence à un film de Philippe Garrel ; pour quelles raisons avoir choisi cela, et ce film en particulier ? En quoi le cinéma influe-t-il sur ta musique ?

Garrel fait le pont entre plusieurs cultures “underground” des années 60-70 qui sont très importantes pour moi; la “Factory” de Warhol avec Nico, l’univers du groupe Zanzibar avec Pierre Clementi, Daniel Pommereulle, Frédéric Pardo et Tina Aumont, Ash Ra Tempel et leur trame sonore pour “Le berceau de cristal”, et j’en passe. Le titre seul de son film “Le Révélateur” a eu un profond effet sur moi avant même d’avoir eu l’opportunité de le visionner, je trouvais ce titre mystérieux, et j’avais tout d’abord l’intention de nommer un de mes morceaux ainsi. Je ne cessais de changer le nom de mon projet depuis les débuts et c’est seulement lorsqu’est venu le temps de me décider sur un nom en particulier pour la parution de “Motion Flares” que j’ai opté de donner ce nom au projet.

Le cinéma est certainement très important pour le développement de ma musique car il est générateur d’images et d’impressions, et c’est comme si ma musique tentait continuellement de répondre à ces impressions. C’est une quête de l’inaccessible qui peut être extrêmement motivante, car je crois qu’il est impossible d’arriver à traduire “efficacement” des impressions en son, et c’est justement cet aspect de l’impossible qui me stimule infiniment de recommencer à créer. Je crois que ma musique est elle aussi très cinématographique et génératrice d’images, du moins je l’espère…

8. Enfin, quels sont tes projets et disques à venir ? Quelle direction as-tu envie de donner au Révélateur ?

J’ai donné mes premiers concerts cet été et cela m’a forcé à repenser ma manière de composer. “Motion Flares” était vraiment le fruit d’un travail de studio et impossible à recréer tel quel en spectacle. La technologie utilisée sur “Motion Flares” était très rudimentaire et tous les claviers ont été joués “à la main”. Au cours de la dernière année je me suis d’avantage intéressé au contrôle des synthétiseurs à partir du CV gate/MIDI et l’utilisation des séquenceurs, je me suis donc procuré un nouveau synth, le Roland System 100 Model 101, qui me permet d’utiliser cette approche. J’ai été fortement inspiré par la musique électronique assistée par ordinateur que Laurie Spiegel a composée aux “Bell Labs” dans les années 70-80, et j’ai l’intention de me diriger un peu dans cette voie dans un avenir très proche. J’ai aussi commencé à collaborer avec ma copine, Sabrina Ratté, pour l’aspect visuel des concerts. Elle fait des projections vidéos manipulées en direct et ces images ont commencé à servir d’inspiration pour ma musique. Nous travaillons d’ailleurs sur une vidéo ensemble en ce moment qui devrait paraitre sur le blog “The Sound of Eye” très bientôt.

Je viens de terminer un morceau d’une vingtaine de minutes que j’ai composé en vue des ces premiers concerts, et c’est la première fois que j’utilise un séquenceur. Steve Hauschildt des Emeralds m’a contacté pour publier un truc sur son label Gneiss Things et je vais lui refiler ce morceau, ainsi qu’un autre titre qu’il me reste encore à composer. Normalement je devrais bouger sur Paris avec Sabrina début 2011 pour quelques mois et nous avons l’intention d’en profiter pour faire quelques dates ici et là, peut-être même une petite tournée européenne si possible. J’ai d’ailleurs l’intention de commencer à composer en vue d’un LP pour Root Strata lorsque je serai à Paris. Voilà pour l’instant…